Energie citoyenne, le grand décollage
Par Aude Richard
Publié le 30 mars 2023
Historiquement cantonnés à un rôle de consommateurs d’énergies, les citoyens deviennent de plus en plus producteurs via des initiatives locales et collectives. Le mouvement se développe depuis une dizaine d’années en marge du marché et les politiques commencent enfin à en tenir compte. Suffisamment ?
Les citoyens seraient-ils le maillon manquant de la transition énergétique? Photovoltaïque, éolien, hydroélectricité, biogaz ou encore bois; un peu partout en France, des collectifs citoyens motivés s’emparent du sujet de la production d’énergie renouvelable. Jusqu’ici, la production d’électricité était centralisée, unidirectionnelle et détenue par des grandes entreprises. « L’avènement des énergies renouvelables a complètement changé la donne et pose la question de la gouvernance là où, auparavant, seule la technique comptait », explique Andreas Rüdinger, chercheur associé au programme Énergie-Climat de l’Iddri et auteur d’une étude sur les énergies citoyennes.
Le principe d’un « projet citoyen »(1), aussi appelé projet « à gouvernance locale » ou « communauté d’énergie(2) », est un groupe d’acteurs locaux (consommateurs, citoyens, collectivités, entreprises…) qui se réunit pour mener à bien un projet de A à Z. Ils choisissent le terrain, la technologie, l’installateur, etc. À ne pas confondre avec le « financement participatif »(3) qui implique seulement une participation financière dans un projet, sans prise de décision. D'après une étude d’Énergie partagée(4), les projets citoyens peuvent rapporter au moins deux fois plus de valeur ajoutée au territoire qu’un projet porté par un développeur extérieur, selon la part des investisseurs locaux au capital et le recours à des entreprises implantées sur le territoire. Un des projets citoyens les plus emblématiques est celui de Béganne, dans le Morbihan. Dès 2003, l’association Éoliennes en Pays-de-Vilaine a eu l’idée de réunir plus de 1 000 habitants pour financer l’installation de quatre éoliennes de 2 MW chacune. Avec des clubs d’investisseurs, ils ont réussi à lever 2,8 millions d’euros sur les 12 millions d’euros nécessaires au projet total. Les éoliennes tournent depuis 2014 et les projets citoyens ont essaimé. Sur le territoire breton, trois parcs permettent de couvrir la consommation d’électricité de 20 300 habitants, autrement dit l’ensemble de la population des communes de Redon, Avessac, Béganne, Allaire, Sévérac et Guenrouët. Déjà bien développés dans le sud de l’Hexagone, les projets solaires citoyens se montent partout, à l’image de la SAS Mine d’or, dans le Pas-de-Calais. La commune de Loos-en-Gohelle est équipée de huit toitures photovoltaïques (447 kW) et les habitants de la commune détiennent 75 % du projet. À côté de Blois, le collectif Blais’Watt a inauguré en mai dernier une toiture photovoltaïque de 100 kW, sur le chai d’un vigneron. Pendant deux ans, une douzaine de citoyens s’est réunie chaque semaine pour mener à bien le projet. Ils ont convaincu 125 contributeurs pour financer plus de la moitié du budget de 96 200 €. À eux deux, les réseaux Énergie partagée et Centrales villageoises décomptent environ 500 sites en production et une centaine en développement. Néanmoins, en termes de capacités renouvelables installées, la part des projets citoyens reste très faible face aux 60 459 MW électriques(5) construits en France. Moins de 1 %...
Un projet de 5 MW 100 % citoyen
La gouvernance citoyenne n’est pas restreinte aux « petits projets ». À Ventabren (Bouches-du-Rhône), l’association Ventabren Demain et la Commune prennent à bras le corps l’indépendance énergétique. « Nous sommes 5 000 habitants, il nous fallait donc 5 MWc de puissance solaire. Un parc au sol est logique à notre échelle », détaille simplement William Vitte, le président de Ventabren Demain. Un terrain est trouvé le long de l’autoroute A8. Une oliveraie en déshérence est déplacée dans un endroit moins pollué. Le collectif travaille avec France Nature environnement pour obtenir le moins d’impact possible. « Nous avons réservé des zones pour l’orchidée de Provence, une espèce protégée. Nous avons perdu de la superficie, mais comme les rendements des panneaux ont augmenté, le projet tient », ajoute William Vitte. Le capital SAS Solaris est composé de 40 % de la Commune, de 15 % de Ventabren Demain et de 45 % d'Énergie partagée investissement, qui permet un financement avec de multiples citoyens représentés par une seule entité. Lauréat de la CRE (commission de régulation de l'énergie), le tarif d’achat est garanti sur 20 ans. Le chiffre d’affaires est de 500 000 €/an, le temps de retour sur investissement est de 8 ans. « Quand nous serons débarrassés de la dette, ce sera le jackpot pour la commune ! Il faut aller vers le photovoltaïque, une énergie décentralisée et simple », conclut William Vitte, qui a porté à bout de bras cette centrale, pendant sept ans avec six autres personnes. Les premiers électrons sont attendus fin 2022.
"Les projets solaires citoyens se montent partout, à l’image de la SAS Mine d’or, dans le Pas-de-Calais."
Une reconnaissance française et européenne
Bonne nouvelle, ce mouvement de niche est de plus en plus reconnu. En photovoltaïque, les récentes réglementations sont de bon augure : ouverture d’un tarif de soutien aux projets de 100 à 500 kWc en octobre 2021, augmentation du tarif d’achat (de 9 à 11 c€/kWh) pour faire face à l’inflation (août 2022), possibilité de vendre sur le marché avant la prise d’effet d’un contrat de soutien… Et, surtout, le mouvement citoyen est dorénavant reconnu par l’État. En octobre 2021, Barbara Pompili, alors ministre de la Transition écologique, a fixé pour la première fois un objectif clair pour les énergies citoyennes : 1 000 projets supplémentaires d’ici à 2028(6). Une trajectoire de massification sans précédent, qui devrait être inscrite dans la prochaine programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE). « C’est un premier jalon important, commente Marion Richard, responsable de l'animation nationale d’Énergie partagée. Mais nous manquons de moyens pour le mettre en œuvre. » Barbara Pompili a également annoncé neuf autres mesures, dont celle d’augmenter de 50 % les effectifs régionaux des conseillers Énergie partagée, dont les postes sont actuellement cofinancés par l’Ademe et les Régions. « La balle est dans le camp des Régions. En Centre-Val-de-Loire, le programme européen "Life-letsgo4climate"(7) a permis de recruter quatre personnes. Dans le Grand-Est, ça ne bouge pas. En Île-de-France, nous recrutons une troisième personne pour développer la chaleur citoyenne, bois et géothermie en particulier, explique Bérengère Même, animatrice Énergie partagée Île-de-France. Les 10 mesures vont dans le bon sens, mais elles étaient déjà annoncées, comme la réduction de 40 à 60 % sur le prix du raccordement qui bénéficie à toute la filière. Ce n’est pas une révolution… » Attendue aussi, la transposition en droit français de la notion de communauté d’énergie renouvelable, créée en 2018 par l’Union européenne, introduisant les dimensions citoyennes, renouvelables ou collectives dans la partie. Les États membres devant se doter d’un « cadre réglementaire favorable » en la matière, le décret d’application français est attendu depuis cet été, pour une entrée en vigueur en 2023. Mais, pour l’heure, pas de détail sur son contenu, ni sur la date de sa publication. Néanmoins, Énergie partagée, qui vient de publier un livre blanc à l’attention des décideurs, devra faire face au lobby des industriels du photovoltaïque. Pour leur syndicat, Enerplan, les projets citoyens ne sont pas plus vertueux qu’une autre gouvernance. « Est-ce que l’autoconsommation collective n’implique pas des citoyens ? Une société d’économie mixte (Sem) n’agit-elle pas comme un développeur ? On a besoin de toutes les formes solaires pour atteindre les objectifs. Une Sem n’a pas à avoir plus d’avantages qu’un développeur privé », indique Richard Loyen, délégué général d’Enerplan. Si de la main droite, l’Europe souhaite créer un « cadre favorable » pour les énergies citoyennes, de la main gauche, elle incite fortement à la concurrence, notamment via la généralisation des appels d’offres(8). « La mise en concurrence est un obstacle pour les citoyens et collectivités. Contrairement à un développeur qui étudie plusieurs projets, s’ils ne sont pas lauréats pour leur unique projet, ils ne peuvent pas se rattraper sur un autre », précise Marion Richard. C’est dans cet état d’esprit européen que le nouvel arrêté tarifaire sur le photovoltaïque, paru en octobre 2021, a mis un coup de frein aux projets citoyens, en interdisant le cumul des subventions des collectivités avec le soutien national via les tarifs d’achat de l’électricité.
L’arrêt des subventions
Un coup dur pour les collectifs dont les projets pouvaient bénéficier jusqu’à 50 % des subventions régionales(9). Énergie partagée recense 46 projets abandonnés (4,1 MW) au nord de la Loire et souhaite un tarif de soutien régionalisé, en fonction des taux d’ensoleillement. En Île-de-France, l’ensemble des projets, 19 en toiture, ont été stoppés, explique Bérengère Même, l’animatrice d’Énergie partagée : « Nous essayons de requalifier certains projets en autoconsommation collective. Mais cette solution est encore balbutiante et n’est pas possible partout. Nous développons aussi des grands projets au sol, la production de chaleur ou des actions de sobriété énergétique. » Un groupe de travail avec l’Ademe et le ministère de la Transition énergétique travaille sur l’évolution du cadre réglementaire pour la chaleur citoyenne et le biogaz.
Sur le terrain, entre l’interdiction des subventions pour le photovoltaïque et l’explosion des prix de l’énergie, les collectifs se réinventent.
De plus en plus de chaleur citoyenne
Fin 2022, Forestener aura installé 12 chaudières à bois et autant de réseaux de chaleur dans des collectivités rurales, soit 10 GWh. Les Savoyards n’en sont pas à leur coup d’essai ! Depuis une dizaine d’années, Forestener (le bureau d’études Éepos, le fabricant de chaudières Hargassner avec Énergie partagée et Enercoop Rhône-Alpes) accompagne les collectivités et collectifs citoyens pour monter des chaufferies bois-énergie en Rhône-Alpes et Franche-Comté. Bien qu’il n’existe pas de tarif d’achat de la chaleur soutenu sur 20 ans, comme en électricité, le modèle économique est viable : 50 % de subventions du Fonds chaleur (Ademe), 10 % de collecte citoyenne par un collectif ou Énergie partagée investissement et un emprunt bancaire. La marge brute fluctue entre 4 et 5 % selon les projets. « Nous faisons de l’autoconsommation collective depuis longtemps, plaisante Eddie Chinal, responsable de Forestener. Jusqu’à présent, nous étions compétitifs avec le fioul, mais c’était difficile face au gaz. Avec le prix du gaz qui a doublé, le nombre de projets devrait augmenter ! »
Nouveaux caps
Des formations sont organisées pour travailler avec les développeurs ou pour mieux appréhender l’autoconsommation collective. Cette solution, où les parties prenantes se mettent d’accord sur un prix de l’électricité, déconnecté du marché et des tarifs de soutien, se multiplie. La coopérative Enercoop Midi-Pyrénées (4 000 sociétaires et 11 salariés) a inauguré fin mai une centrale photovoltaïque au sol de 250 kW, à Séquestre (Tarn), au nom bucolique du lieu-dit de Pousse-Pisse. Huit points de livraison sont desservis avec des profils divers : particuliers, collectivité et entreprise. Face à la volatilité des prix, les grandes entreprises recherchent des contrats long terme (PPA) pour sécuriser leur approvisionnement. Elles le font déjà avec des agrégateurs ou avec des développeurs, pourquoi pas avec des collectifs citoyens? Ce type de contrat, l’autoconsommation collective et une touche de volonté politique ouvrent une nouvelle voie qui devrait massifier les projets à gouvernance locale. Un « bouleversement par rapport à l’orthodoxie libérale », conclut Richard Loyen, d’Enerplan.
1. Terme utilisé par Énergie partagée, établi selon une charte depuis 2010.
2. Terme utilisé par la directive européenne de 2018 sur les énergies renouvelables.
3. Notamment mis en place lors des appels d’offres photovoltaïques de la commission de régulation de l’énergie, sur les plateformes comme Lumo, Enerfip, Lendosphère…
4. « Les retombées économiques locales des projets citoyens », décembre 2019.
5. Baromètre 2021 des énergies renouvelables électriques, septembre 2021, Observ’ER.
6. Selon Observ’ER, cela aboutirait à une puissance estimée à 2,5 GW et une production de 5 TWh annuels, soit 140 projets par an.
7. Ce programme vise à sensibiliser les territoires et les citoyens aux sujets liés à la transition énergétique afin de diminuer de 2 % les émissions de gaz à effet de serre d’ici à 2025.
8. En comparaison avec le guichet ouvert, où tout le monde peut obtenir un tarif de soutien identique, pour les appels d’offres, les participants proposent leur prix.
9. En région Centre-Val-de-Loire, 1 € collecté par des citoyens ouvrait au même montant de subvention.
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