Coopération et loi de la jungle
Par Thierry Salomon
Publié le 15 novembre 2024
Coopération et loi de la jungle
L’homme est un loup pour l’homme », dit-on souvent face à d’inqualifiables violences et aux atrocités de guerres sans fin. Mais est-ce vraiment exact ? Déjà, cette maxime n’est pas du tout aimable pour les loups qui, contrairement aux humains, ne se tuent pas entre eux. Au contraire, les loups coopèrent très étroitement, chacun ayant dans sa meute un rôle précis et coordonné, communiquant subtilement par langage corporel, expressions faciales, traces et hurlements.
« Homo homini lupus est » a pour origine Plaute, un dramaturge romain du Ier siècle avant J.C. Mais lorsqu’il l’écrit, il évoque non une agression violente mais la peur que pouvait engendrer certains hommes sur d’autres hommes.
L’expression « la loi de la jungle » est un autre étonnant contresens. Elle provient du célèbre Livre de la jungle de Rudyard Kipling, écrit en 1895, et la société anglaise de l’époque l’a repris avec un sens dénaturé et négatif, totalement différent de la vision de Kipling. Dans son livre, cette loi est notamment enseignée par l'ours Baloo aux jeunes loups pour régler les relations entre espèces ; la réelle loi de la jungle n’est donc pas celle du pouvoir de tuer, mais bien celle du pouvoir de coopérer que le vivant déploie sous deux grandes formes : la coopération altruiste où les individus s'adaptent au groupe et la coopération symbiotique où le groupe s'adapte aux individus.
Diverses variantes existent, la nature n’étant jamais à court d’imagination. Ainsi, la mutualisation est le partage de biens ou de services. L’associativité permet l’entraide réciproque ; pour se protéger de ses prédateurs, le poisson-clown trouve refuge parmi les tentacules urticants de l’anémone et, en retour, il chasse les prédateurs de son associée. On parle aussi de synergie lorsqu’on agit ensemble pour créer un effet distinct de ce qui aurait pu se produire en opérant isolément : la coopération est alors créative. La symbiose, enfin, est une association biologique réciproquement profitable entre deux organismes d’espèces différentes. Les lichens, par exemple, sont la symbiose d’une algue et d’un champignon et ils ne peuvent vivre l'un sans l'autre.
Si les organismes des forêts tropicales d'Amazonie, d'Afrique ou d'Inde abandonnaient toutes ces formes de coopération au profit d'une compétition sans merci pour l'hégémonie, ces forêts et leurs habitants ne tarderaient pas à mourir. Telle est la véritable loi de la jungle : la coopération permet la vie.
Le recul historique nous enseigne que cette loi reste vraie même pour un prédateur redoutable, l’espèce humaine. Ainsi l’historien Yuval Noah Harari démontre dans Nexus, son dernier ouvrage, que « le motif qui ressort le plus clairement de l'histoire à long terme de l'humanité n'est pas la constance des conflits, mais plutôt l'ampleur sans cesse croissante de la coopération ».
Bien sûr, notre futur sera pavé d’intolérances, de souffrances et de guerres. Mais qui sait ? Un jour, peut-être, les humains mériteront enfin le qualificatif deux fois usurpé de sapiens sapiens. Alors un loup philosophe, admiratif de notre talent à coopérer, pourra enseigner qu’il faut que « le loup soit un homme pour le loup » !